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Bonjour à tous

Je vous propose de lire Cœur Pur, ma nouvelle proposée lors du concours Librinova 2024. Parrainé par l’auteur Bernard Minier, en partenariat avec Lire Magazine.

Pour l’occasion, l’auteur vous lance le défi d’écrire une nouvelle commençant par la phrase suivante : « Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. »

La nouvelle lauréate fut celle de Franck Gérard “De l’autre côté”, paru dans le numéro de novembre de Lire Magazine.

CŒUR PUR

Dominique Convard de Prolles

Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.

Tiré par une corde attachée à la proue, il avançait lentement, clapotant contre les rides argentées qui ondulaient sur ce miroir d’eau. Puis la tresse de chanvre se raidit à la verticale, s’enfonçant au maximum sous la surface. Le bateau s’immobilisa au milieu du néant, avec son unique passager assis sur le banc central.

Tout paraissait si grand pour une si petite fille de huit ans. Voire immense, sinistre et effrayant.

Ainsi abandonnée au centre du lac devenu silencieux, les berges ténébreuses et boisées étaient impossibles à atteindre pour elle qui ne savait pas nager et qui oserait encore moins se jeter dans ces eaux inconnues et impénétrables par la lumière sélénite.

Avec ses bords comme seule protection, le bateau se révélait n’avoir été que le frêle esquif d’un pêcheur lacustre, une barque depuis longtemps abandonnée, mangée par le lichen et dégageant l’odeur rance de la moisissure.

Alors que dans les terres, les champs et les villages connaissaient la douceur des nuits d’été, ici la fillette était en proie aux frissons, entre l’humidité qui saturait l’atmosphère et glissait sur ses bras nus, et la peur qui s’insinuait dans ses pensées et délitait ses espoirs.

Cernée par la solitude et l’ignorance, elle restait aux aguets, tendait l’oreille vers le moindre bruissement d’aile, craquement de bois ou clapotement dans l’eau, jetait des regards fugaces et inquiets aux alentours. Mais elle se retenait de bouger, de se retourner, de se lever ou d’appeler au secours. Seuls les yeux et l’esprit divaguaient au rythme des sons étranges. Car un mouvement de sa part, même infime, pouvait agir sur l’immobilité de la barque et, d’un faible roulis, créer un clapotis résonnant, une oscillation ondulant à la surface, ou une vibration sous-marine, n’importe quoi qui aurait trahi sa présence dans cet environnement propice aux créatures infâmes et aux monstres innommables.

Elle devait être discrète, se faire oublier, s’invisibiliser dans ce néant impalpable.

Soudain, un clapotis se fit entendre sur sa droite, arrachant à la fillette un reniflement de peur. Puis une onde aquatique remua la barque fragile, déclenchant un sanglot d’angoisse.

Mais elle se couvrit immédiatement la bouche et regarda sur sa droite, vers l’origine du bruit. Des bulles à la surface de l’eau trahissaient la présence de quelque chose, ou de quelqu’un, à cet endroit précis, quelques secondes plus tôt. Toutefois, maintenant, il n’y avait rien d’autre que ces demi-sphères qui éclataient et disparaissaient, ramenant le lac à son calme nocturne habituel.

Ce fut alors comme si un déluge s’abattait derrière la fillette, à quelques mètres de la poupe. Elle l’entendait. Elle n’avait pas besoin de le voir, elle ne voulait pas le voir. Elle l’imaginait bien assez. Cette masse monstrueuse qui surgissait du fond noirâtre, dégoulinante d’eau poisseuse, brillante d’argent sous la pleine lune.

L’enfant ne pouvait plus retenir ses sanglots, elle savait sa mort proche. Elle hoquetait, tremblait, pleurait, se recroquevillait. Elle grappillait ses derniers instants de vie, dans l’espoir innocent de se réveiller de ce cauchemar impossible.

Derrière elle, plusieurs mètres au-dessus de la surface, elle entendait une respiration rauque qui exprimait de l’intérêt. La créature semblait examiner sa proie, la détaillant sûrement dans son esprit en morceaux goûteux et saignant. Vicieuse, elle patientait l’eau à la bouche pour une quelconque réaction de ce mets amusant et geignant servi sur un plateau décrépi et flottant.

Effondrée par tant de sadisme imaginé, la fillette n’avait nulle part où se cacher, alors elle glissa du banc vers le fond inondé de la barque et enserra ses jambes contre son corps.

Aussitôt, la créature lacustre s’approcha, le frêle esquif roula sous l’effet des vaguelettes et l’enfant fut ballottée d’un bord à l’autre. Elle fut obligée d’écarter les bras pour maintenir son assise, se voyant déjà passer par-dessus bord.

Mais elle se recroquevilla de nouveau et fixa son regard sur les membrures de la coque, car elle perçut le souffle fort et chaud se pencher sur elle. Elle ferma les yeux et émit un geignement hoquetant et aigu quand elle sentit contre ses cheveux lisses une main gigantesque, osseuse et ridée, puante de vase et de putréfaction.

Quelle force, quelle résistance pouvait bien avoir une fragile créature craintive et larmoyante sous la poigne impatiente d’un monstre féroce, vicieux et avide ?

Toutefois, le geste parut tendre et apaisant.

La fillette fut déconcertée sans pour autant calmer ses spasmes d’angoisse. Car cette attitude délicate lui rappelait sa mère. Sa chère et tendre mère qu’elle n’avait pas vue depuis une semaine. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de penser à sa mère. Elle devait échapper à ce monstre sorti des tréfonds de ce lac inconnu !

Et pourquoi pas après tout ? Pourquoi ne pas penser à sa mère ici et maintenant ? Se rappeler son amour ; se remémorer la vie au village ; détailler sa courte histoire.

La main gigantesque continuait de la caresser avec douceur et la calmait lentement. Sûrement.

Oui, pourquoi ne pas revivre une dernière fois sa belle vie.

Comme ensorcelée, la fillette laissa ses souvenirs divaguer.

La première vision la ramena dans son village natal, établi au cœur d’une vallée encaissée, où une rivière coulait en plein milieu. Il faisait beau, les maisons éclataient de blancheur et les villageois étaient sereins. Rien ne semblait gâcher ce monde idyllique. Pas même la voix douce et chaleureuse de sa mère qui criait « Branwen ! Branwen ! » à travers tout le hameau. La fillette s’était empressée de la rejoindre et elles marchèrent ensemble jusqu’au foyer, retrouvant ainsi son père.

Auprès de lui, elle trouvait toujours la sécurité, l’amusement et la sévérité. Blottie contre sa mère, elle y puisait force, assurance et réconfort. Le foyer, grâce à tous les trois, respirait le bonheur, la bonté et le partage. Et pourtant ce paradis semblait déjà si loin.

Et pourquoi ne pas retrouver ce bonheur ?

La fillette ne savait pas comment retourner à son village. Elle n’en connaissait pas le nom, elle n’avait jamais eu besoin de le connaître. Et pire, elle était incapable de retrouver son chemin à travers les montagnes. Elle n’avait que huit ans.

Mais pourquoi avoir quitté le village ?

Ce n’était pas sa faute. Un marchand que connaissait son père était de passage au village. Il la força à monter et dormir dans sa charrette. Le lendemain, elle se réveilla dans un hameau inconnu, car n’importe quel autre que le sien lui était inconnu. Le vilain l’emmena dans une auberge et discuta avec d’autres hommes et des femmes aussi. Il parla argent, de moins en moins d’argent, car la fillette était trop jeune pour travailler dans les champs, dans les réserves ou dans les échoppes. Quelqu’un lui proposa pour « la » chambre mais le ravisseur s’y refusa. Quand la nuit approcha et que le kidnappeur se renfrognait devant tant de malchance, deux paysans malodorants vinrent à leur table et la gamine changea de propriétaire.

Voyageant par monts et par vaux dans une charrette suintant le purin, ses nouveaux geôliers l’avaient ligotée pour se prémunir d’une perte importante pour leur communauté.

« Qu’en saura-t-il que la gamine n’est pas des nôtres ? Tout ce qu’il croira c’est qu’elle vient de notre village et c’est tout ce qui compte. Tu veux sacrifier ton enfant ? » avait dit un des paysans.

Enfin elle retrouva sa liberté, en partie, lorsqu’ils la déposèrent dans cette barque pourrie, sous les yeux d’autres adultes inconnus, tout autant soulagés qu’inquiets. Puis certains soulevèrent une corde humide et tirèrent en cœur pour propulser l’embarcation pendant cette nuit de pleine lune.

Soudain la fillette se réveilla en sursaut. Elle prit à nouveau conscience de la présence étrange et innommable. Elle retrouva surtout sa peur et son insignifiance.

Elle entendit la créature s’agiter, grogner, puis hurler un râle puissant et caverneux, audible par tous les êtres vivants sur, dans et autour du lac sinistre. La panique gagna l’écosystème, déclencha des bruissements d’ailes, des craquements de bois et des clapotements isolés, et emporta le peu de courage de la fillette dans un mélange de cris et de larmes.

Une main gigantesque et griffue passa devant le visage de la gamine hurlante, s’enfonça dans l’eau juste devant la proue et fourragea les abîmes. Elle ressortit en empoignant la corde trempée qui était fixée à l’avant de la barque.

Sans attendre, emportée par une rage soudaine, la créature plongea et disparut dans les eaux démontées.

D’un coup sec, le bateau fut tracté et pivota d’un demi-tour sur son fond plat, arrachant un cri de panique à la fillette. Le petit être fragile s’agrippa aux lattes du banc central, de peur d’être jeté hors de l’embarcation, pendant que cette dernière glissait sur l’eau comme un bolide endiablé. Elle était ramenée vers la berge qu’elle avait quittée plus tôt.

Malgré toutes ses précautions, l’enfant fut contrainte de voir l’entité cauchemardesque personnifiant son calvaire. D’abord, sortit de l’eau noire une tête verdâtre aux amples oreilles nervurées et vibrantes de haine. Puis vinrent les larges et osseuses épaules se balançant de furie. Sous une peau écailleuse et marbrée de kaki et d’ocre, le torse se gonflait de rage et expirait le courroux. Du bassin robuste aux jambes hautes comme une maison, la colère alimentait une marche décidée. Le monstre lacustre réapparut ainsi hors de l’eau au fur et à mesure que le fond vaseux remontait.

La fillette s’époumonait de terreur, telle une sirène alertant ses congénères. Elle ne voulait ni suivre ce démon aquatique ni retourner auprès de ses tortionnaires.

Quand un premier pied palmé atteignit le rivage, un geste ample et las tira sur la corde et projeta la barque sur la bande sablonneuse. L’embarcation atterrit sans se fracasser, se renversa dans un roulis, se délesta de son occupante, puis se brisa contre un roc.

La fillette se retrouva ainsi démunie et sans protection au milieu de la plage.

Alors, devant ses yeux encore embués de larmes, la panique s’empara du village des pêcheurs. Sous la lumière combinée des torches, des bûchers et de la pleine lune, tous les habitants, déjà présents sur la berge pour cette cérémonie sacrificielle, réagirent chacun à leur manière face à l’immensité de l’horreur qui se présentait. Les mères inquiètes saisirent des enfants statufiés d’effroi. Quelques courageux inconscients voulurent défendre leurs maigres biens à l’aide d’une fourche, d’une pioche ou d’une hache. Les plus lâches gagnaient déjà l’obscurité sécurisante des ruelles boueuses.

La fillette resta immobile, submergée par l’épouvante de cette sinistre tragédie nocturne et par l’indécision d’une solution à portée de son âge, notamment, lorsque d’une unique enjambée, le monstre déifié atteignit les premières maisons et, sans distinctions d’âge, de sexe ou de rang, il moissonna son premier acompte de vies humaines.

Voyant ainsi l’attention de la créature lacustre détournée, la fillette saisit l’occasion de fuir le théâtre morbide et courut le plus vite qu’elle put vers la rue la plus proche, espérant une protection au milieu des cabanes décrépies qui servaient de domiciles. Emportée par une force qu’elle ne soupçonnait pas et inspirée par un instinct de survie digne de ses parents, elle s’enfonça dans ce couloir sombre d’où surgissait tantôt un hurlement de détresse, tantôt une mère pleurant un poupon désarticulé, tantôt la moitié d’un corps sur sa droite quand le reste sanguinolent tombait sur sa gauche, une fourche encore en main.

Puis comme si tous les villageois avaient eu la même idée qu’elle, la gamine se retrouva encerclée, bousculée, étouffée, renversée. Elle paniqua quand elle se sut entourée de pieds prêts à l’écraser. Il fallait se relever, signifier qu’elle existait encore.

Elle leva donc la tête et se redressa sur ses bras. Elle vit alors, sous l’effet d’une main hideuse et ravageuse, s’ouvrir devant elle un boulevard de la mort, bordé de blessés, d’estropiés et de cadavres. Et au bout du chemin fait de boue, de chair et de sang, elle aperçut un corral de bois surpeuplé de chevaux terrifiés.

C’était sa chance, monter sur un équidé pour fuir plus vite que le vent. Elle se remit sur ses pieds et allongea les foulées vers l’enclos équestre. Malgré sa taille qui ne dépassait pas les derniers barreaux et sa masse qui ne rendrait pas docile le moindre cheval, elle était obligée de réussir ce coup de folie. D’autant qu’autour d’elle, les maisons étaient éventrées, les foyers renversés embrasaient le moindre morceau de bois, ses tortionnaires fuyaient par la gauche, étaient rabattus vers la droite et criaient comme des moutons à l’abattoir.

La fillette réussit à atteindre le corral sans autre difficulté que la boue. Elle empoigna un rondin à un niveau plus haut que sa tête, posa un pied sur le plus bas et commença son ascension de la barrière. C’était dur d’allonger son corps épuisé par tant de pleurs, mais elle avait trouvé le calme et du courage avec ce nouvel espoir.

Toutefois, d’autres ressentaient aussi le besoin de s’échapper au galop. À nouveau, elle fut encerclée, bousculée, puis projetée en arrière par une main d’adulte. Elle chut sur le dos et vit le corral disparaître derrière une marée humaine.

Cependant, ce malheur lui fut bon, car la patte écailleuse et griffue balaya son champ de vision et s’appliqua dans sa récolte macabre, brisant les rondins comme des brindilles, cisaillant les chevaux de trait, déchiquetant les fuyards, broyant les rares victimes saisies.

À nouveau, l’horizon de la fillette n’était plus que sang, chair et plaintes. Mais il était dégagé de toute menace et de tout obstacle. Derrière l’enclos dévasté, elle aperçut la lisière sombre d’une forêt ténébreuse.

Peu importe les créatures qui s’y terreraient, peu importe le danger qu’elle y rencontrerait, c’était toujours un environnement qui lui semblait plus commun, plus acceptable que d’entendre et voir un monstre de plusieurs maisons de haut ravager un village entier.

La fillette se releva, traversa le corral dévasté, passa par-dessus le vestige d’une barrière en bois, courut quelques mètres de plaine herbeuse et atteignit enfin l’orée du bosquet sinistre sous cette pleine lune.

Elle se retourna une dernière fois vers le théâtre nocturne d’une folie inimaginable et passagère. Les flammes conquérantes couvraient tout le hameau de pêcheurs, les villageois encore en vie se réfugiaient sur la plage sablonneuse, et le démon dévoreur d’âmes scrutait patiemment et avidement ses ultimes disciples.

L’enfant délaissa rapidement ce spectacle horrible qu’elle voulait tant oublier et s’enfonça dans la forêt comme dans une chaude et accueillante couverture maternelle.

© Dominique Convard de Prolles 2024

Bonjour à tous

Je vous propose de lire Anciens, ma nouvelle proposée lors du concours Quais du Polar 2024. Parrainé par l’auteur Niko Tackian, en partenariat avec la maison d’édition Calmann-Lévy, le thème était 20 ans après.

La nouvelle lauréate fut celle de Claude Mamier, Avec la vérité viendront des jours meilleurs, que je vous invite à lire aussi.

ANCIENS

Dominique Convard de Prolles

 

La pluie tombait dru, jetant un voile déformant sur ce coin reculé de la Louisiane. Mais cela n’affectait nullement l’individu qui marchait sur cette route déserte. Juste la déplaisante sensation que quelque chose le traversait sans toutefois altérer sa propre nature.

Ce qui le dérangeait davantage était cette couverture nuageuse épaisse qui assombrissait les alentours comme au crépuscule, mais sans ce coucher de soleil qui colorait le ciel d’orange et posait un filtre opaque et rêveur sur le panorama verdoyant. En plein après-midi d’hiver, la lumière solaire était presque inexistante et rendait ce moment lugubre et anormal.

Tout comme cet étranger, détaché de son corps discutable, hanté par son existence suspecte et miné par son objectif désagréable.

Son apparence svelte et sa coiffure brune étaient d’une banalité affligeante. Son pardessus noir couvrait un costume foncé sans grande originalité. Mais il fallut encore quelques secondes, que sa nature première s’évanouisse en cette forme humaine définitive, pour que les gouttes de pluie le cerclent comme une seconde peau.

Devant lui se dressait une bâtisse décrépie par le temps et les caprices de la météo. La vraie demeure dans son plus bel éclat aurait été l’habitat digne d’un ouvrier de cette petite bourgade du Sud étatsunien. De plain-pied ; large et spacieuse ; des bardeaux blancs tout autour ; un porche avec ses poutres et ses barrières ; de hautes et larges fenêtres. Mais aujourd’hui, avec toutes les vitres brisées, la peinture écaillée, la porte d’entrée renversée et brisée sous l’auvent fracturé, seul un marginal abandonné par le sort et son entourage squatterait cette ruine.

Ce tableau tragique, amplifié par le tambourinement de la pluie sur le toit percé et la carrosserie d’une berline bon marché garée juste devant la maison, était connu comme le dernier lieu de vie d’un individu oublié.

Une fois sous le porche, fumant de vapeur comme un être élémentaire, l’inconnu résigné marcha inexorablement sur ce qui avait constitué la dernière protection d’un refuge d’infortune, se retourna et jeta un dernier regard expert à la voiture grise, avant de s’engouffrer dans la bâtisse abandonnée.

Rien à l’intérieur n’avait davantage survécu que l’enveloppe extérieure. Les cloisons manquaient de plâtre et de linteau, les plafonds se délitaient en lambeaux, et le mobilier était tout juste reconnaissable dans son usage et par ses matières. La maison aux murs troués était comme transparente, ce qui permit à l’intrus de voir un autre homme à l’autre bord du rez-de-chaussée.

L’individu à l’imperméable noir dédaigna un salon fantomatique, parcourut un couloir calamiteux et s’arrêta dans un ersatz de cuisine, à deux pas de ce congénère qu’il aurait reconnu entre mille. Le corps trapu portait une tête anguleuse et, dans les orbites enfoncées, des yeux bleus inquisiteurs saisissaient le moindre de ses mouvements, preuve d’un esprit alerte et d’un conditionnement de protecteur.

— Bonjour, Bokrug, dit calmement l’homme de main au nouvel arrivant.

— Bonjour, Dagon, répondit-il aussi respectueusement. Où est-ce ?

Son interlocuteur se contenta de lever la main et de pointer du doigt le parquet poussiéreux. Au milieu du plancher de la grande cuisine apparaissait une marbrure noire aussi imposante qu’une silhouette humaine.

Bokrug s’avança vers la marque étrange et s’agenouilla à quelques centimètres de ce qui semblait être une trace de calcination. Il porta sa main au fond de la crevasse grumeleuse qui s’enfonçait dans le vieux bois. Toutefois, ni dans cette pièce ni dans le reste de la maison, il y avait d’autre témoignage d’un incendie ordinaire. Le reste du parquet était aussi intact que pouvait l’être un matériau décrépi, la poussière ne s’était pas consumée par la présence d’une forte chaleur et aucune cendre ne s’était déposée aux alentours. Rien que ces craquelures carbonisées sur une zone délimitée par le dessein d’un crime.

— Comment l’as-tu appris ? demanda Bokrug.

— J’ai ressenti la mort de Yig aux tréfonds de mon âme, répondit l’autre d’un ton neutre. Comme chacun d’entre nous, je suppose.

— C’est ainsi que j’ai su aussi où il était. Après tout ce temps… Es-tu là depuis longtemps ?

— J’étais dans le coin et je viens juste d’arriver. Le patron m’a demandé de venir voir ce qu’il en était. Contrairement à toi, je ne peux pas me téléporter, alors je me déplace comme un simple mortel.

— Ainsi la voiture devant la maison est la tienne, affirma Bokrug en se relevant.

— Oui, mais je ne me plains pas de ce petit plaisir de mortel. Je profite des paysages et je vis doucement.

Bokrug ne partageait pas la désinvolture de son congénère. Il maintint son attention sur le plancher martyrisé, sans le moindre résidu de chair ou d’os à ramasser, obnubilé par un cadavre disparu après ce qui s’apparenterait à une combustion spontanée.

— Tu le connaissais ? se permit Dagon.

— Et toi ?

— Quelqu’un de bien, sans histoire. Mais cela fait quelques années qu’on ne le voyait plus. Faut dire qu’il était le plus mal loti d’entre nous. Je crois que ses adeptes se comptaient sur les doigts d’une main. Mais de là à mourir ici, seul et dans la misère. Je ne le souhaiterais même pas à mon pire ennemi.

Bokrug détourna son regard de la crevasse calcinée pour fixer Dagon. Ce dernier n’afficha pas sa surprise en décelant de l’incrédulité dans les yeux de l’homme à l’imperméable noir. Et du désarroi.

— Mais tu n’as pas répondu à ma question. Je te rappelle que je l’ai posée en premier.

— C’était un très bon ami. Il m’a aidé autrefois. Et comme chacun d’entre nous, je l’ai oublié et abandonné à son triste sort. Il ne le méritait pas.

Bokrug reporta son attention sur la dernière preuve de l’existence de son ami.

— C’est la première fois que je vois ça.

— Moi pas, rétorqua Dagon.

Bokrug fut abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il dévisagea l’autre avec insistance, dans l’espoir d’en apprendre davantage. Dagon ne se fit pas prier.

— Je n’ai vu cela qu’une fois en mille ans. C’était il y a vingt ans.

Bokrug écarquilla les yeux. Malgré son apparence d’un quarantenaire bien portant, il ne connaissait ce monde terrestre que depuis une vingtaine d’années. Pire, tous les autres congénères avaient plus d’années d’existence que lui, des siècles pour la plupart, des millénaires pour quelques-uns, une infinité pour les Grands Anciens. Que connaissait-il, lui pauvre larve de dieu, des moments passés, des temps reculés, des tragédies légendaires, si ce n’était par les contes humains et les racontars divins ?

Alors comment se souvenir d’un crime qu’il n’a pas connu ?

Dagon s’approcha et désigna la meurtrissure dans le bois.

— Il y a vingt ans, c’était toi le mort.

Un bruissement depuis le lointain espace. Un froissement parmi les ondes du temps. Un chuchotement noyé dans la cacophonie humaine. Un silence soudain imprégnant les esprits anciens. Voilà à quoi ressemblait une communication entre eux.

Encore présents dans la maison délabrée, Bokrug et Dagon avaient senti cette onde douce comme une mélancolie portant l’intention impérieuse. Cela avait déclenché un réflexe conditionné, stoppant toute activité individuelle et s’insinuant dans leur intimité spectrale. Sous leur forme terrestre, en humain concret et palpable, leurs corps étaient partis en transe.

Le Grand Maître de leur communauté invitait tous les membres à le rejoindre dans sa demeure terrestre. Il appelait à participer à un rassemblement cérémoniel. Rapidement.

Il fallut près d’une semaine pour rassembler la communauté entière.

Certaines divinités étaient sur d’autres plans du temps et en d’autres dimensions de l’espace, sillonnant les galaxies tels des croisiéristes ou retournant dans leur environnement ancestral tels des curistes. La plupart restaient sur cette planète minuscule appelée Terre, si pleine de ces milliards d’organismes enclins à l’espoir, voués à la dévotion, destinés aux desseins des puissants et influençables grâce à leur animalité. Quelques dieux, comme Dagon, étaient réduits à l’ignoble lenteur des fidèles et s’efforçaient de ne pas refroidir l’ardeur du reste de la confrérie pour cet office traditionnel.

Bokrug en avait profité pour discuter avec d’autres congénères de la disparition étrange, tout du moins pour lui, de Yig. Il avait rencontré certains en se transposant dans leur région d’influence, d’autres par le canal éthéré de la spiritualité, et les derniers à son arrivée à la demeure terrestre du Grand Maître.

Une légère incompréhension parcourait les esprits depuis ce drame divin, chacun concluant rapidement à une mort surprenante et anormale, surtout en connaissant l’immatérialité et l’intemporalité de leur nature sainte. Beaucoup regrettaient d’apprendre la déchéance d’un des leurs, sans pour autant être surpris du déclin de Yig car le disparu n’était plus inspirant. Cette absence ne ravissait personne puisqu’elle argumentait l’importance du flux des croyances, semait l’idée d’une fragilité individuelle et rappelait parfois quelques extinctions rares. Cependant, seuls trois ou quatre s’en trouvaient affectés et avaient partagé le souvenir d’un être charmant, dévoué à la cause, méritant chaque disciple humain et emportant avec lui dans l’oubli éternel un tribut mémoriel inestimable.

Mais ne serait-ce pas le cas pour chacun d’entre eux s’il venait à disparaître ? Bokrug l’espérait pour lui aussi, même s’il n’avait, par sa propre mémoire, qu’une vingtaine d’années d’existence. Viendrait-il à manquer, lui le dieu des justes et des vigilants, à cette communauté exsangue de dévotion, constituée d’égocentriques et de narcissiques ?

Certains avaient surtout rappelé une similitude avec un autre fait divers. Bokrug était déjà mort une fois. Personne n’avait su dire pourquoi et encore moins qui avait commis le crime. Ni, de mémoire divine, combien de fois cela était arrivé au sein de la population ancestrale. Comme pour banaliser une torpeur innommable et aller de l’avant, certains lui avaient parlé de sa renaissance prodiguée par le Grand Maître, obtenue aussi grâce à la dévotion de ses propres croyants. Son émergence nouvelle révélait la solidité d’une mémoire collective humaine et la défaillance d’une souvenance divine. Quelle ironie !

Tout cela ne le satisfaisait pas, lui qui se tenait là sous l’apparence d’un simple mortel, dans un couloir du château, à dévisager et deviner les intentions de ses congénères qui se rendaient dans les profondeurs des fondations, vers la plus grande salle de la demeure mondaine du Grand Maître.

Le lieu sur la carte s’appelait Scuol. Mais les membres de la communauté connaissaient le village sous le nom de Tarasp. Situé dans une région vallonée de l’orient suisse, cette terra aspera était une région inhabitée au Xe siècle qui attira la solitude réparatrice d’un Ancien. Pour son grand plaisir, il fit assécher les environs d’une colline rocheuse et construire une résidence au sommet.

Mais une divinité reste une chose sensible au pouvoir. Elle se réalise par la création, se nourrit grâce aux créatures, s’enferme dans un cycle perpétuel de générosité et d’asservissement. Alors cet Ancien manipula à nouveau les esprits pieux et les malins ambitieux. Il se fit nommer comte, puis évêque. Le notable mourut et son fils, étrangement semblable, le remplaça en lieu et étiquette. Et ainsi de suite pendant des siècles, changeant de nom, de visage, de sexe, de titre.

Avec les qualificatifs vinrent les responsabilités, offrant ainsi une excuse inestimable à la domination sur quelques âmes terrestres et une valeur incontournable pour son influence auprès de ses pairs. Pour plaire aux notables de la région, il fit construire une chapelle chrétienne agrémentée de quelques idoles de son cru. Pour asseoir sa puissance seigneuriale, la demeure s’agrandit en taille et en prestige et devint un palais médiéval.

Alors d’autres Anciens vinrent à lui, par déférence ou convoitise, seuls ou accompagnés d’armées. Malgré tout ce qu’enregistra l’Histoire humaine, l’Ancien resta maître du haut château de Tarasp et, avec autant de charisme et d’abnégation, obtint le titre de Grand Maître.

Et ce fut ce soir, dans ce temple des ténèbres parsemé de flambeaux artificiels, qu’il apparut dans son apparat humain, en toge rouge flammée d’or, perché sur l’estrade de pierre, lumineux, silencieux, dominant.

À ces flancs et à distance respectueuse se tenaient deux fidèles serviteurs, quand d’autres par dizaines officiaient dans le château. Ces créatures humaines étaient de véritables séides. Au figuré, car ils obéissaient sans sourciller, prévenaient tout besoin ou toute lubie, et semblaient se réjouir de leur condition décadente. Au propre, car leurs orbites oculaires et leurs orifices auriculaires étaient meurtris jusqu’au sang, preuve d’un aveuglement et d’une surdité voulus. Ainsi, les sens capables de connaître et d’identifier les apparences trompeuses des déités avaient été martyrisés afin de prévenir toute indiscrétion ou divulgation. À moins d’être un test supplémentaire vers un renoncement de soi et un sevrage de l’Humanité.

Le Grand Maître patienta silencieusement que son auditoire inféodé prenne place dans cette cathédrale souterraine et se prépare à un événement rare et précieux.

Bokrug choisit un endroit un peu en retrait, le plus éloigné de la tribune cérémonielle. Il espérait encore étudier ses congénères et leurs attitudes. Et comprendre… quelque chose. Une évidence qui l’aiderait à démêler ses tergiversations et répondre aux questions qui le taraudaient depuis la Louisiane.

Chaque personnalité divine et influente était présente ce soir. Des imitations d’hommes et de femmes, dans leurs plus beaux atours, preuves de leur classe sociale humaine, s’engouffraient encore par l’entrée aux lourdes portes de pierre, s’immisçaient parmi la foule déjà présente et s’infiltraient dans le moindre espace de cette église caverneuse. D’un regard inquisiteur, Bokrug survola ses semblables sans obtenir la moindre satisfaction. Alors une inquiétude grandit en lui, surpris de ressentir comme une prémonition tatouée sur son épiderme, comme un déjà-vu ancré en son for intérieur.

Il manquait quelqu’un. Le Grand Ancien le plus apprécié de tous, bien plus que le Grand Maître. Un être que personne ne regrettait de connaître, de côtoyer et d’aimer. Et le brouhaha naissant dans le vestibule rassura Bokrug sur sa supposition. Les derniers entrés furent les premiers à sourire et s’écartèrent devant la marche d’une troupe de porteurs ployant sous le poids d’une gigantesque couche.

Et ce fut en étant élevé au-dessus de la foule qu’entra le plus céleste des nababs. L’oisif Gloon se tenait sur sa couche moelleuse de coussins, véritable représentation larvaire. Plein de malice et d’espièglerie, il était connu sous plusieurs noms divins, mais tous se mirent à scander son identité romaine.

— Bacchus ! Bacchus ! Bacchus !

Sur l’estrade cérémonielle, le Grand Maître resta stoïque. Il ne participait pas à la récréation générale et ne réagissait guère pour interrompre cette diversion différant la raison principale de ce rassemblement. Toutefois, certains interprétèrent le silence las du maître des lieux et doucement la rengaine populaire s’estompa jusqu’à disparaître dans un mutisme monacal.

Ce ne fut alors qu’une opportunité de plus pour qu’un irrévocable impudent théâtralise son retard.

— Ô capricieux Zeus, pardonne mon insolent retard. Ô vigilant Gabriel, sauve-moi des errances humaines et de ma psyché éperdue. Ô inspirant Lucifer, si intelligent pour animer les hommes et les divins. Ô lumineux Ré, purgateur des faibles créatures et pourvoyeur de vies célestes. Ô Grand Maître Cthulhu, le plus puissant des Grands Anciens, que ton pouvoir d’immortel grandisse à jamais, seule conscience capable de défaire les esprits primitifs trop puissants pour le royaume d’en bas, et d’engendrer de puissants primitifs pleins d’esprits pour notre royaume d’en haut.

Il régna soudain une gêne générale qui fit taire rapidement les quelques rires. Bacchus était connu pour son état d’ébriété permanent et son emphase inspirée. Toutefois, tous, dont cet insolent indolent, connaissaient la colère silencieuse et la rage vindicative de Cthulhu. Était-ce leur amitié ancestrale qui autorisait l’ivrogne au ridicule ? Étaient-ce les millénaires de cohabitation qui incitaient l’éminent à l’indifférence ? Ou était-ce la bienséance de cet office éphémère qui obligeait les deux protagonistes à une modération nécessaire ?

Tous les convives observaient du coin de l’œil les deux entités, espérant qu’une joute verbale s’engage ou que cette comédie ne s’enflamme pas.

Devant le fragile attentisme de l’audience, le charismatique Cthulhu s’avança vers le bord de l’autel surélevé, leva les mains comme une offrande et parla solennellement.

— Mes chers amis. Mes chers compagnons. Mes chers frères !

Dès ces premiers mots, tous virent l’imposant Bacchus disparaître derrière la multitude de silhouettes indistinctes et révérencieuses. Personne ne sut si les porteurs avaient obéi à une injonction mentale de leur maître supérieur ou à un désir exprimé par l’hôte raisonnable.

— Nous sommes tous réunis ce soir car l’un d’entre nous vient de disparaître.

Une vague de chuchotements gronda dans l’enceinte voûtée, faite de roulis d’indignation et d’écumes d’inquiétude. Quelques questions parvinrent aux oreilles de Bokrug. Ces mêmes interrogations qui l’avaient fait cheminer parmi les siens et auxquelles il n’avait toujours pas de réponses.

Une main autoritaire se leva et le murmure divin se tut.

— Je comprends votre consternation et votre inquiétude. Oui, nous ne sommes pas invincibles et cela nous l’a été prouvé maintes fois au cours des millénaires. Rappelez-vous la précédente tragédie.

Naturellement, les regards se tournèrent vers Bokrug et des lèvres soufflèrent son nom.

— Un crime atroce et gratuit dont l’auteur n’a jamais été identifié. Et cela vient de se produire à nouveau.

Les divinités tribales, antiques et renommées se livrèrent aux commérages insipides, aux débats stériles, aux angoisses communautaristes et aux exigences sécuritaires.

— Mais n’oubliez pas que nous sommes puissants. Nous sommes immortels par bien des façons. Des âmes soumises nous offrent leurs esprits, leurs vies et leurs morts. Et ce fut grâce à ces âmes acquises à sa cause que Bokrug a été ressuscité. Et ce sera grâce aux âmes acquises à la cause de Yig que Yig reviendra parmi nous.

Alors que le Grand Maître s’en retourna vers ses serviteurs, la rumeur enfla dans une cacophonie d’approbations et de soulagements. Puis tous se turent religieusement quand le vénérable éternel refit face à l’audience.

Les mains du ministre du culte se levèrent pour embrasser des cieux invisibles et capter une énergie impalpable. Un séide s’avança et posa devant son seigneur un pupitre sculpté. Un autre brandit un lourd livre recouvert de cuir enluminé.

Bokrug reconnut le plus célèbre recueil de magie noire : le Necronomicon. Il contenait l’Histoire de leur monde étrange, les lois divines qui régissaient leur communauté, leur cosmobiologie, un registre complet des créatures célestes et la carrière de chacun avec ses noms d’emprunt et ses exploits d’antan. Mais par-dessus tout, cette bible interdite offrait une foisonnante collection d’incantations utilisables par les dieux.

Un troisième estropié s’avança et exhiba une idole massive en marbre sombre, avec ses formes horribles et ses excroissances cauchemardesques. Cet objet de vénération était la plus fidèle représentation de Yig.

Puis Dagon apparut et dévoila à l’assistance un large morceau de bois. Bokrug identifia le parquet grêlé et noirci, dernier réceptacle de son ami disparu.

L’homme de main plaça la planche sur le sol et le troisième esclave y déposa avec délicatesse l’idole noire. Ils disparurent derrière le maître de cérémonie, qui commença la lecture.

— Ô Yog-Sothoth, créateur des créateurs, maître des maîtres, toi qui entends nos prières dans le lointain, écoutes notre supplication. Un de tes enfants a disparu. Mais il vit encore dans les cœurs d’autres créatures. Il n’est pas mort !

Les mains du prêcheur désignèrent l’innommable idole pendant que ses yeux restaient sur le livre sacré. Comme un seul homme, la masse d’individus s’agenouilla.

— Ô Yog-Sothoth, Yig vit dans l’esprit de ses fidèles et dans nos cœurs divins. Redonne-lui l’énergie de l’existenceet la force de la conscience. Noixia ! Wiasosvim ! Vixion ! Que ta volonté soit nôtre.

Soudain, l’idole se mit à briller d’une lumière blanchâtre qui venait du cœur du marbre. Elle devint incandescente, ses formes arrondies s’affirmèrent et grossirent, puis les protubérances s’affinèrent en tentacules, en membres et en griffes. Le halo éblouissant se rétracta et révéla une créature immonde. Alors que le scintillement s’évanouissait dans les ténèbres, Yig apparut dans sa vraie nature aux yeux de tous, ravis de retrouver un semblant de normalité par ce spectacle.

Mais le congénère ressuscité ne bougea pas. Avec empressement, les servants dégagèrent le passage pour le Grand Maître, qui s’avança et toucha la masse horrifique. Dans un marmonnement inaudible, il diffusa son énergie.

La créature d’outre-monde se mit alors à reprendre vie, son corps bougeant au rythme d’une respiration calme. Puis la chair se rétracta, la corpulence se réduisit et une enveloppe humaine se forma. Définitivement transformé, l’être terrestre se redressa sur ses quatre membres.

De sa position, Bokrug vit très bien le regard angoissé du revenant. Avait-il lui-même réagi de la même façon lors de sa résurrection ? Avait-il eu droit aussi au réconfort du chef suprême ? L’avait-il invité à se relever et à faire face à ces congénères admiratifs ? Avait-il été habillé d’une toge épaisse ? Et avait-il été emmené à l’abri des sollicitations de la communauté ?

Bokrug refoula ses pensées et reporta son attention sur le promontoire cérémoniel. Le pupitre en ébène et le livre au cuir vieilli furent emportés. Le Necronomicon capta son attention jusqu’à ce que l’objet soit hors de vue.

Ce recueil ancestral était l’outil de création par excellence. Serait-il aussi un instrument de mort ?

— Monseigneur, siffla une femme à la beauté incomparable.

Elle approcha son visage perverti par ses mutilations.

— Le Grand Maître veut vous voir. En privé.

Sans perdre de temps, Bokrug se présenta au bureau du chef de la communauté.

Les portes de chêne sculpté étaient déjà ouvertes sur une pièce parée de boiserie et de tapisserie. Il entra dans un cabinet des curiosités, pareil à l’antre d’un historien des civilisations anciennes tant les étagères, les murs et le bureau regorgeaient d’œuvres antiques et moyenâgeuses.

L’esprit de Bokrug vagabonda ainsi dans les méandres de la créature Cthulhu, car chaque objet dans ce cabinet de travail correspondait à une identité différente. Toutefois, toutes ces divinités écrites dans l’histoire humaine et représentées dans cette seule pièce appartenaient au Grand Maître au même titre que ses multiples tentacules faciaux participaient à sa forme cauchemardesque.

Près d’une fenêtre, éclairé par la lune dominante, trônait le pupitre cérémonial sur lequel était posé grand ouvert l’inestimable Necronomicon. Protégé par un cuir véritable, ses feuillets de parchemin étaient marqués par les siècles. Ses textes manuscrits et ses enluminures relevaient davantage du volume religieux que du recueil satanique.

Bokrug lut discrètement l’unique phrase au centre de la page de droite. Les mots étaient l’incantation récitée par le Grand Maître, mais dans une calligraphie différente des autres paragraphes.

NOIXIA WIASOSVIM VIXION

Finalement, le cheminement fait de curiosité et d’émerveillement amena Bokrug jusqu’à une fenêtre montrant un monde terrestre feutré et immaculé. Depuis le dernier étage du palais, le point de vue offrait la vallée habitée et les flancs alpins enneigés, d’une étrange pâleur sous la pleine lune.

Tel le seigneur temporaire des lieux, Bokrug profitait d’être seul un moment pour admirer le panorama montagneux. Un sentiment grisant naissait en lui. Ce cabinet personnel était la preuve d’une réussite sociale méritée, d’une richesse sans limite et d’un pouvoir incommensurable. Son esprit se perdait en conjectures et en convoitises. Certes, il ne désirait pas la place du Grand Maître, véritable gageure dans ce nid de frelons, mais il goûtait volontiers à ce plaisir fugace de se retrouver en haut du panier de crabes.

— J’espère que je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps.

Surpris, Bokrug se retourna et vit l’intemporel Cthulhu fermer les portes épaisses de son office. Il s’était débarrassé de sa toge rouge et s’affichait en complet marron.

— Non, je profitais de la vue, répondit respectueusement Bokrug. Je suppose que vous prodiguiez quelques soins à Yig.

— Oui, c’est bien cela. Il n’est encore qu’une larve dans une enveloppe étrangère. T’en souviens-tu ?

— Non, je dois bien avouer que je n’en ai aucun souvenir. Pas plus que de mes vies antérieures.

— Il est vrai que très peu d’entre nous ont su éviter les écueils de la mortalité.

Le ton las réclamait un recueillement passager, le temps pour Cthulhu de passer derrière des fauteuils capitonnés et d’atteindre son bureau.

— Je t’ai convoqué pour discuter un moment de ces derniers jours. Puis-je te proposer de t’asseoir ? suggéra-t-il en désignant un des sièges de cuir noir.

Bokrug comprit l’ordre dissimulé et s’exécuta.

— Des rumeurs disent que tu as fait le tour de l’assemblée récemment, reprit le maître des lieux.

— N’y voyez pas de malice, Grand Ancien. La disparition de Yig m’a troublé. Cela a soulevé des questions. Sur Yig et sur moi.

— Lesquelles ?

— Qui avait un intérêt à supprimer Yig ?

Cthulhu esquissa un rictus.

— On pourrait penser que des humains ont commis ce crime, reprit le subordonné. Mais quel serait leur mobile ?

— Le désir engendre des actes déraisonnables.

— En admettant que le coupable soit une créature inférieure, comment aurait-elle procédé ? Il lui aurait fallu quelque chose de puissant.

Bokrug désigna le bréviaire ancestral.

— Comme le Necronomicon.

Le Grand Maître riva son regard vers le livre sacré.

— Le Necronomicon vous a permis de ressusciter Yig et moi, poursuivit Bokrug. Pourrait-il faire l’inverse ? Ôter la vie à un Ancien ?

Le doute envahit à son tour le chef de la communauté. Ses yeux s’agrandirent au fur et à mesure que la question prenait du sens. Il se dirigea vers le pupitre cérémonial.

— Ce livre contient des informations vitales qui pourraient donner des solutions létales contre nous, continua Bokrug.

— Ce n’est pas exclu, ajouta Cthulhu se dressant devant le livre ouvert.

— Existe-t-il une copie de notre livre sacré ? Quelqu’un m’a dit que Yig avait partagé son savoir avec certains de ses disciples. Aurait-il pu aussi détailler le contenu du Necronomicon ?

Le maître referma le bréviaire, le saisit de ses deux mains et l’examina.

— Il y a bien eu un disciple, mais il a été réduit au silence. Rien ne vaut un crabe pour se débarrasser d’une erreur de jugement.

— S’il n’y a pas de copie de notre livre sacré, alors cela veut dire que le coupable est l’un des nôtres.

— Quelle étrange idée, ironisa Cthulhu en reposant le lourd livre sur son lutrin.

— Les fidèles sont notre vitalité, rappela Bokrug. Or, la spiritualité a perdu de son attrait au profit de la matérialité. Ainsi le nombre de fidèles se réduit. Il est donc aisé de croire qu’une compétition se joue entre nous pour se partager la foi restante.

— Comme un marché économique ? proposa l’être suprême tout en rouvrant le volume ancestral.

— Vous avez replacé le Necronomicon à l’envers, Grand Maître.

— Oh oui, quel idiot je fais, s’en amusa Cthulhu en voyant aussi les textes retournés. Mais poursuis.

— Si un dieu cupide ressuscite une divinité influente, il est un sauveur auprès des fidèles de cette divinité et il lui apparaît aussi supérieur. Il captera ainsi la ferveur de fidèles reconnaissants, voire convertis.

Soudain le Grand Maître émit des ricanements gutturaux, puis s’exprima calmement.

— Tes disciples te voient comme un vengeur, un juste, un humaniste. Quel dommage ! J’espérais tant que tu sois différent après ta résurrection. Mais te voilà à nouveau devant moi à me poser exactement les mêmes questions qu’il y a vingt ans.

Bokrug fronça les sourcils d’incompréhension.

— Et encore une fois, tu vas m’accuser, souffla Cthulhu.

Les yeux écarquillés, Bokrug réfléchit un instant sur la suite des événements, mais ce fut un instant de trop.

— Pour le nom de Bokrug, j’ordonne, hurla le coupable découvert, les yeux rivés sur le livre sacré. Noixia ! Wiasosvim ! Vixion ! Que ma volonté soit faite !

L’investigateur sauta du fauteuil avec l’espoir d’échapper au pire. Mais il fut immédiatement saisi d’une forte douleur au creux du ventre et se tortilla sur un tapis persan. Puis son abdomen se mit à briller telle une luciole humaine. Ensuite le corps entier s’illumina, enflammant les vêtements qu’il portait. Avec les derniers soubresauts, chaque particule de son être se désintégra.

De Bokrug, il ne resta plus qu’une marque de calcination sur le tapis. Pas d’os, pas de cendres, pas de poussière divine. Rien que cette preuve couchée sur le plancher.

Cthulhu referma le livre sacré et le retourna dans le bon sens. Il le caressa une dernière fois, avant d’aller ouvrir les portes de chêne.

— Débarrassez-moi de ça.

Dagon se dressait dans le couloir, inquiet mais d’une assurance soumise.

Le maître de la communauté s’avança et dévisagea son subalterne avec dédain, espérant davantage de dévotion que de crainte.

— Je dois admettre que la vie de notre ami aurait mérité une histoire plus longue. Mais c’est un risque pour tous, humain ou divinité, de disparaître du jour au lendemain.

Puis il força un sourire narquois, affichant ses dents immaculées entre ses lèvres fines.

— Et n’oubliez pas de prêcher ma bonne parole auprès de ses fidèles.

Le disciple se contenta d’acquiescer silencieusement avec déférence, regardant du coin de l’œil son maître s’éloigner dans le couloir sombre, vers cette indifférence générale propre au monde des ambitieux.

© Dominique Convard de Prolles 2024