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Bonjour à tous

Je vous propose de lire Cœur Pur, ma nouvelle proposée lors du concours Librinova 2024. Parrainé par l’auteur Bernard Minier, en partenariat avec Lire Magazine.

Pour l’occasion, l’auteur vous lance le défi d’écrire une nouvelle commençant par la phrase suivante : « Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. »

La nouvelle lauréate fut celle de Franck Gérard “De l’autre côté”, paru dans le numéro de novembre de Lire Magazine.

CŒUR PUR

Dominique Convard de Prolles

Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.

Tiré par une corde attachée à la proue, il avançait lentement, clapotant contre les rides argentées qui ondulaient sur ce miroir d’eau. Puis la tresse de chanvre se raidit à la verticale, s’enfonçant au maximum sous la surface. Le bateau s’immobilisa au milieu du néant, avec son unique passager assis sur le banc central.

Tout paraissait si grand pour une si petite fille de huit ans. Voire immense, sinistre et effrayant.

Ainsi abandonnée au centre du lac devenu silencieux, les berges ténébreuses et boisées étaient impossibles à atteindre pour elle qui ne savait pas nager et qui oserait encore moins se jeter dans ces eaux inconnues et impénétrables par la lumière sélénite.

Avec ses bords comme seule protection, le bateau se révélait n’avoir été que le frêle esquif d’un pêcheur lacustre, une barque depuis longtemps abandonnée, mangée par le lichen et dégageant l’odeur rance de la moisissure.

Alors que dans les terres, les champs et les villages connaissaient la douceur des nuits d’été, ici la fillette était en proie aux frissons, entre l’humidité qui saturait l’atmosphère et glissait sur ses bras nus, et la peur qui s’insinuait dans ses pensées et délitait ses espoirs.

Cernée par la solitude et l’ignorance, elle restait aux aguets, tendait l’oreille vers le moindre bruissement d’aile, craquement de bois ou clapotement dans l’eau, jetait des regards fugaces et inquiets aux alentours. Mais elle se retenait de bouger, de se retourner, de se lever ou d’appeler au secours. Seuls les yeux et l’esprit divaguaient au rythme des sons étranges. Car un mouvement de sa part, même infime, pouvait agir sur l’immobilité de la barque et, d’un faible roulis, créer un clapotis résonnant, une oscillation ondulant à la surface, ou une vibration sous-marine, n’importe quoi qui aurait trahi sa présence dans cet environnement propice aux créatures infâmes et aux monstres innommables.

Elle devait être discrète, se faire oublier, s’invisibiliser dans ce néant impalpable.

Soudain, un clapotis se fit entendre sur sa droite, arrachant à la fillette un reniflement de peur. Puis une onde aquatique remua la barque fragile, déclenchant un sanglot d’angoisse.

Mais elle se couvrit immédiatement la bouche et regarda sur sa droite, vers l’origine du bruit. Des bulles à la surface de l’eau trahissaient la présence de quelque chose, ou de quelqu’un, à cet endroit précis, quelques secondes plus tôt. Toutefois, maintenant, il n’y avait rien d’autre que ces demi-sphères qui éclataient et disparaissaient, ramenant le lac à son calme nocturne habituel.

Ce fut alors comme si un déluge s’abattait derrière la fillette, à quelques mètres de la poupe. Elle l’entendait. Elle n’avait pas besoin de le voir, elle ne voulait pas le voir. Elle l’imaginait bien assez. Cette masse monstrueuse qui surgissait du fond noirâtre, dégoulinante d’eau poisseuse, brillante d’argent sous la pleine lune.

L’enfant ne pouvait plus retenir ses sanglots, elle savait sa mort proche. Elle hoquetait, tremblait, pleurait, se recroquevillait. Elle grappillait ses derniers instants de vie, dans l’espoir innocent de se réveiller de ce cauchemar impossible.

Derrière elle, plusieurs mètres au-dessus de la surface, elle entendait une respiration rauque qui exprimait de l’intérêt. La créature semblait examiner sa proie, la détaillant sûrement dans son esprit en morceaux goûteux et saignant. Vicieuse, elle patientait l’eau à la bouche pour une quelconque réaction de ce mets amusant et geignant servi sur un plateau décrépi et flottant.

Effondrée par tant de sadisme imaginé, la fillette n’avait nulle part où se cacher, alors elle glissa du banc vers le fond inondé de la barque et enserra ses jambes contre son corps.

Aussitôt, la créature lacustre s’approcha, le frêle esquif roula sous l’effet des vaguelettes et l’enfant fut ballottée d’un bord à l’autre. Elle fut obligée d’écarter les bras pour maintenir son assise, se voyant déjà passer par-dessus bord.

Mais elle se recroquevilla de nouveau et fixa son regard sur les membrures de la coque, car elle perçut le souffle fort et chaud se pencher sur elle. Elle ferma les yeux et émit un geignement hoquetant et aigu quand elle sentit contre ses cheveux lisses une main gigantesque, osseuse et ridée, puante de vase et de putréfaction.

Quelle force, quelle résistance pouvait bien avoir une fragile créature craintive et larmoyante sous la poigne impatiente d’un monstre féroce, vicieux et avide ?

Toutefois, le geste parut tendre et apaisant.

La fillette fut déconcertée sans pour autant calmer ses spasmes d’angoisse. Car cette attitude délicate lui rappelait sa mère. Sa chère et tendre mère qu’elle n’avait pas vue depuis une semaine. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de penser à sa mère. Elle devait échapper à ce monstre sorti des tréfonds de ce lac inconnu !

Et pourquoi pas après tout ? Pourquoi ne pas penser à sa mère ici et maintenant ? Se rappeler son amour ; se remémorer la vie au village ; détailler sa courte histoire.

La main gigantesque continuait de la caresser avec douceur et la calmait lentement. Sûrement.

Oui, pourquoi ne pas revivre une dernière fois sa belle vie.

Comme ensorcelée, la fillette laissa ses souvenirs divaguer.

La première vision la ramena dans son village natal, établi au cœur d’une vallée encaissée, où une rivière coulait en plein milieu. Il faisait beau, les maisons éclataient de blancheur et les villageois étaient sereins. Rien ne semblait gâcher ce monde idyllique. Pas même la voix douce et chaleureuse de sa mère qui criait « Branwen ! Branwen ! » à travers tout le hameau. La fillette s’était empressée de la rejoindre et elles marchèrent ensemble jusqu’au foyer, retrouvant ainsi son père.

Auprès de lui, elle trouvait toujours la sécurité, l’amusement et la sévérité. Blottie contre sa mère, elle y puisait force, assurance et réconfort. Le foyer, grâce à tous les trois, respirait le bonheur, la bonté et le partage. Et pourtant ce paradis semblait déjà si loin.

Et pourquoi ne pas retrouver ce bonheur ?

La fillette ne savait pas comment retourner à son village. Elle n’en connaissait pas le nom, elle n’avait jamais eu besoin de le connaître. Et pire, elle était incapable de retrouver son chemin à travers les montagnes. Elle n’avait que huit ans.

Mais pourquoi avoir quitté le village ?

Ce n’était pas sa faute. Un marchand que connaissait son père était de passage au village. Il la força à monter et dormir dans sa charrette. Le lendemain, elle se réveilla dans un hameau inconnu, car n’importe quel autre que le sien lui était inconnu. Le vilain l’emmena dans une auberge et discuta avec d’autres hommes et des femmes aussi. Il parla argent, de moins en moins d’argent, car la fillette était trop jeune pour travailler dans les champs, dans les réserves ou dans les échoppes. Quelqu’un lui proposa pour « la » chambre mais le ravisseur s’y refusa. Quand la nuit approcha et que le kidnappeur se renfrognait devant tant de malchance, deux paysans malodorants vinrent à leur table et la gamine changea de propriétaire.

Voyageant par monts et par vaux dans une charrette suintant le purin, ses nouveaux geôliers l’avaient ligotée pour se prémunir d’une perte importante pour leur communauté.

« Qu’en saura-t-il que la gamine n’est pas des nôtres ? Tout ce qu’il croira c’est qu’elle vient de notre village et c’est tout ce qui compte. Tu veux sacrifier ton enfant ? » avait dit un des paysans.

Enfin elle retrouva sa liberté, en partie, lorsqu’ils la déposèrent dans cette barque pourrie, sous les yeux d’autres adultes inconnus, tout autant soulagés qu’inquiets. Puis certains soulevèrent une corde humide et tirèrent en cœur pour propulser l’embarcation pendant cette nuit de pleine lune.

Soudain la fillette se réveilla en sursaut. Elle prit à nouveau conscience de la présence étrange et innommable. Elle retrouva surtout sa peur et son insignifiance.

Elle entendit la créature s’agiter, grogner, puis hurler un râle puissant et caverneux, audible par tous les êtres vivants sur, dans et autour du lac sinistre. La panique gagna l’écosystème, déclencha des bruissements d’ailes, des craquements de bois et des clapotements isolés, et emporta le peu de courage de la fillette dans un mélange de cris et de larmes.

Une main gigantesque et griffue passa devant le visage de la gamine hurlante, s’enfonça dans l’eau juste devant la proue et fourragea les abîmes. Elle ressortit en empoignant la corde trempée qui était fixée à l’avant de la barque.

Sans attendre, emportée par une rage soudaine, la créature plongea et disparut dans les eaux démontées.

D’un coup sec, le bateau fut tracté et pivota d’un demi-tour sur son fond plat, arrachant un cri de panique à la fillette. Le petit être fragile s’agrippa aux lattes du banc central, de peur d’être jeté hors de l’embarcation, pendant que cette dernière glissait sur l’eau comme un bolide endiablé. Elle était ramenée vers la berge qu’elle avait quittée plus tôt.

Malgré toutes ses précautions, l’enfant fut contrainte de voir l’entité cauchemardesque personnifiant son calvaire. D’abord, sortit de l’eau noire une tête verdâtre aux amples oreilles nervurées et vibrantes de haine. Puis vinrent les larges et osseuses épaules se balançant de furie. Sous une peau écailleuse et marbrée de kaki et d’ocre, le torse se gonflait de rage et expirait le courroux. Du bassin robuste aux jambes hautes comme une maison, la colère alimentait une marche décidée. Le monstre lacustre réapparut ainsi hors de l’eau au fur et à mesure que le fond vaseux remontait.

La fillette s’époumonait de terreur, telle une sirène alertant ses congénères. Elle ne voulait ni suivre ce démon aquatique ni retourner auprès de ses tortionnaires.

Quand un premier pied palmé atteignit le rivage, un geste ample et las tira sur la corde et projeta la barque sur la bande sablonneuse. L’embarcation atterrit sans se fracasser, se renversa dans un roulis, se délesta de son occupante, puis se brisa contre un roc.

La fillette se retrouva ainsi démunie et sans protection au milieu de la plage.

Alors, devant ses yeux encore embués de larmes, la panique s’empara du village des pêcheurs. Sous la lumière combinée des torches, des bûchers et de la pleine lune, tous les habitants, déjà présents sur la berge pour cette cérémonie sacrificielle, réagirent chacun à leur manière face à l’immensité de l’horreur qui se présentait. Les mères inquiètes saisirent des enfants statufiés d’effroi. Quelques courageux inconscients voulurent défendre leurs maigres biens à l’aide d’une fourche, d’une pioche ou d’une hache. Les plus lâches gagnaient déjà l’obscurité sécurisante des ruelles boueuses.

La fillette resta immobile, submergée par l’épouvante de cette sinistre tragédie nocturne et par l’indécision d’une solution à portée de son âge, notamment, lorsque d’une unique enjambée, le monstre déifié atteignit les premières maisons et, sans distinctions d’âge, de sexe ou de rang, il moissonna son premier acompte de vies humaines.

Voyant ainsi l’attention de la créature lacustre détournée, la fillette saisit l’occasion de fuir le théâtre morbide et courut le plus vite qu’elle put vers la rue la plus proche, espérant une protection au milieu des cabanes décrépies qui servaient de domiciles. Emportée par une force qu’elle ne soupçonnait pas et inspirée par un instinct de survie digne de ses parents, elle s’enfonça dans ce couloir sombre d’où surgissait tantôt un hurlement de détresse, tantôt une mère pleurant un poupon désarticulé, tantôt la moitié d’un corps sur sa droite quand le reste sanguinolent tombait sur sa gauche, une fourche encore en main.

Puis comme si tous les villageois avaient eu la même idée qu’elle, la gamine se retrouva encerclée, bousculée, étouffée, renversée. Elle paniqua quand elle se sut entourée de pieds prêts à l’écraser. Il fallait se relever, signifier qu’elle existait encore.

Elle leva donc la tête et se redressa sur ses bras. Elle vit alors, sous l’effet d’une main hideuse et ravageuse, s’ouvrir devant elle un boulevard de la mort, bordé de blessés, d’estropiés et de cadavres. Et au bout du chemin fait de boue, de chair et de sang, elle aperçut un corral de bois surpeuplé de chevaux terrifiés.

C’était sa chance, monter sur un équidé pour fuir plus vite que le vent. Elle se remit sur ses pieds et allongea les foulées vers l’enclos équestre. Malgré sa taille qui ne dépassait pas les derniers barreaux et sa masse qui ne rendrait pas docile le moindre cheval, elle était obligée de réussir ce coup de folie. D’autant qu’autour d’elle, les maisons étaient éventrées, les foyers renversés embrasaient le moindre morceau de bois, ses tortionnaires fuyaient par la gauche, étaient rabattus vers la droite et criaient comme des moutons à l’abattoir.

La fillette réussit à atteindre le corral sans autre difficulté que la boue. Elle empoigna un rondin à un niveau plus haut que sa tête, posa un pied sur le plus bas et commença son ascension de la barrière. C’était dur d’allonger son corps épuisé par tant de pleurs, mais elle avait trouvé le calme et du courage avec ce nouvel espoir.

Toutefois, d’autres ressentaient aussi le besoin de s’échapper au galop. À nouveau, elle fut encerclée, bousculée, puis projetée en arrière par une main d’adulte. Elle chut sur le dos et vit le corral disparaître derrière une marée humaine.

Cependant, ce malheur lui fut bon, car la patte écailleuse et griffue balaya son champ de vision et s’appliqua dans sa récolte macabre, brisant les rondins comme des brindilles, cisaillant les chevaux de trait, déchiquetant les fuyards, broyant les rares victimes saisies.

À nouveau, l’horizon de la fillette n’était plus que sang, chair et plaintes. Mais il était dégagé de toute menace et de tout obstacle. Derrière l’enclos dévasté, elle aperçut la lisière sombre d’une forêt ténébreuse.

Peu importe les créatures qui s’y terreraient, peu importe le danger qu’elle y rencontrerait, c’était toujours un environnement qui lui semblait plus commun, plus acceptable que d’entendre et voir un monstre de plusieurs maisons de haut ravager un village entier.

La fillette se releva, traversa le corral dévasté, passa par-dessus le vestige d’une barrière en bois, courut quelques mètres de plaine herbeuse et atteignit enfin l’orée du bosquet sinistre sous cette pleine lune.

Elle se retourna une dernière fois vers le théâtre nocturne d’une folie inimaginable et passagère. Les flammes conquérantes couvraient tout le hameau de pêcheurs, les villageois encore en vie se réfugiaient sur la plage sablonneuse, et le démon dévoreur d’âmes scrutait patiemment et avidement ses ultimes disciples.

L’enfant délaissa rapidement ce spectacle horrible qu’elle voulait tant oublier et s’enfonça dans la forêt comme dans une chaude et accueillante couverture maternelle.

© Dominique Convard de Prolles 2024