Bonjour à tous

Je vous propose de lire L’Autre Monde, ma nouvelle proposée lors du concours Quais du Polar 2025. Parrainé par l’auteur Michel Bussi, en partenariat avec l’association SOS Méditerranée, le thème était “Traversées”.

La nouvelle lauréate fut Mare Nostrum de Jean Christophe Boccou.

L’AUTRE MONDE

Dominique Convard de Prolles

35.455945, 12.318786

35°25’45.7″ Nord 12°32’01.7″ Est

Environ 115 km de la côte tunisienne

Environ 12 miles nautiques à l’ouest-sud-ouest de Lampedusa

En ce crépuscule d’hiver, le soleil rasant colorait d’orange la crête des vagues. Il était plus aveuglant qu’à l’accoutumée, coincé entre une houle argentée en formation et un plafond nuageux gris acier, tous deux annonciateurs d’un gros temps rare en Méditerranée.

L’étrave blanche du navire pilonnait les vagues rebelles sous l’effet d’un léger tangage. La vedette des garde-côtes italiens semblait indifférente aux caprices météorologiques d’une mer réputée sage. Toutefois, depuis le poste de pilotage du patrouilleur hauturier, les marins à la manœuvre restaient en alerte.

Derrière ses jumelles, le capitano di corvetta Luigi Polarnero ne quittait pas des yeux l’horizon qui disparaissait trop souvent sous l’effet de la houle. Ce qu’il voyait, ce qu’il cherchait surtout, n’était plus qu’à quelques brasses.

– Portate a babordo. Ridurre ad un terzo. (Amenez par bâbord. Réduisez à un tiers.)

– Si, capitano, répliqua le timonier. Portate a babordo. Ridurre ad un terzo.

Abaissant les binoculaires, son inquiétude se lisait dans son regard perçant, malgré la fermeté d’un visage buriné par le soleil et le sel.

Il passa ses jumelles au tenente di vascello Matteo Leonemolo qui se balançait au rythme du tangage. Son second scruta à son tour l’horizon.

Au milieu d’une houle qui se forcissait, entre deux vagues profondes, le bateau pneumatique apparut à nouveau. Les lames le prenaient de côté. Il était clairement à la dérive. Soit parce qu’aucun de ses passagers ne savait manier le moteur hors-bord, soit parce que l’unique moyen de maîtriser l’embarcation de fortune était en panne. Pire, son profil ondulait mollement.

Les officiers italiens n’aimaient pas ce qu’il voyait : un transbordeur de trois mètres, dégonflé, en panne, au milieu d’une houle en formation, sous le vent d’une tempête à venir.

Le navire de trente-trois mètres de la Guardia Costera se présenta de face par le bâbord du radeau en caoutchouc. Les deux flancs n’étaient plus qu’à quelques mètres.

Stopper les machines.

Le timonier répéta et exécuta l’ordre.

Le capitaine et son second ne quittèrent pas des yeux le canot grisâtre probablement parti d’une plage de la côte orientale tunisienne. Leur attention passa de la proue, sur le flanc gauche, puis vers la poupe.

Sur le pont arrière, trois marins, assurés au bastingage, se préparaient déjà à recevoir ces passagers inopinés. Un des matelots porta ses mains à la bouche en direction de l’embarcation, un autre ouvrit le panneau d’accès sur le bord gauche, quand le troisième lança une corde vers les naufragés d’origine africaine, sûrement subsaharienne.

Le bout se déroula dans l’air et cingla les boudins dégonflés entre des passagers confus. Certains se figeaient dans l’angoisse. D’autres restaient ahuris par leur voyage insensé. Finalement, deux d’entre eux se jetèrent sur cette nouvelle ligne de vie.

Ils ne sont pas nombreux, lança le second.

Le capitaine de corvette ne comptait que cinq personnes. Ce qui était déjà beaucoup trop pour un simple transbordeur de marina naviguant en pleine mer, mais peu par rapport à ce qu’il rencontrait habituellement.

À l’extérieur du poste de commandement, le bout se réduisait sous les efforts combinés des naufragés et des sauveteurs. L’embarcation d’infortune se colla au bâbord arrière. La corde fut nouée aux deux extrémités, liant temporairement les deux bateaux. Les mains se tendirent et le premier passager monta à bord, pendant que le soleil disparaissait sous la voûte nuageuse.

C’était un homme plutôt svelte, épuisé, mais a priori indemne.

Rapidement, l’individu se retourna, dégagea le marin qui l’aidait et se retourna vers le bateau pneumatique.

Le capitaine fronça les sourcils devant la scène.

L’homme tendit ses mains et une femme les saisit immédiatement. Une fois ensemble, le couple s’enlaça tendrement. Avec fermeté, l’assigné à l’embarquement les fit avancer vers le centre du pont arrière.

Puis une autre femme, menue et maladroite, hésita à avancer, apeurée par les cahots désordonnés entre les deux bateaux. Depuis le poste de pilotage, personne ne pouvait voir son visage caché sous les plis d’un voile coloré. Le tissu drapait également tout son torse rebondi. Elle ne tendit qu’une main vers le marin qui était prêt à la hisser à bord. Son bras gauche restait contre sa poitrine, comme si elle portait son bien le plus précieux.

Suivit rapidement un homme chétif. Sa misère se lisait sur son corps et son angoisse s’amplifiait au fur et à mesure qu’il examinait chaque détail de la scène. Le marin à qui il refusait l’aide ; ses compagnons d’infortune dont il tenait à s’écarter ; la plateforme exempte de tout refuge.

Encore à bord du canot pneumatique, le dernier occupant se redressa sur ses jambes. Sa carrure se révéla massive. Ses muscles apparents saillaient de vitalité. Sa taille immense imposa le recul aux marins. Cependant, ce qui marquait le plus, visible même depuis le poste de pilotage, était son faciès marqué et nerveux, presque grimaçant, percé d’orbites profondes d’où s’agitaient des yeux erratiques.

Lorsqu’il se transborda, le capitaine ne fut pas rassuré d’embarquer cet individu qui avait tout l’air d’une brute. Toutefois, l’homme fort accepta l’injonction de rejoindre les autres.

Un marin se pencha pour défaire le bout du canot dégonflé.

Mais il se redressa rapidement et se tourna vers le poste de pilotage. Son regard horrifié avertissait le capitaine d’un problème.

Lieutenant Leonemolo, avec moi.

Polarnero quitta le poste de pilotage, descendit une échelle de coursive et sortit sur le pont arrière, le second sur ses pas. Un début de pluie fine les accueillit dans cette atmosphère oppressante. Ils rejoignirent les trois marins assignés au secours. Le matelot affecté invita de la main à examiner le canot.

Le capitaine s’approcha du bord et se retint fermement à la ligne de vie en acier, pendant que le lieutenant l’imita. Les boudins qui cerclaient l’embarcation de fortune contenaient si peu d’air qu’elle flottait par miracle. Au centre, enveloppé par le caoutchouc, gisait un corps inanimé. Le cadavre d’un homme noir, habillé d’un t-shirt sombre et d’un jean. L’eau se teintait de sang.

Montez-le à bord, ordonna-t-il entre ses dents à peine desserrées.

Il se tourna vers son second pendant que deux matelots se jetaient déjà sur les gaffes.

Emmenez ces personnes à la cambuse et sécurisez-la.

Le lieutenant de vaisseau héla vers le poste de pilotage et montra deux doigts à la vigie.

— Et faites monter le médecin.

À vos ordres, capitaine.

Deux marins armés se présentèrent sur le pont et encerclèrent les naufragés. Le second prit alors la tête du groupe de suspects et tous s’enfoncèrent dans la coursive sans rechigner.

Les matelots aux gaffes avaient crocheté le canot dégonflé et parvenaient tant bien que mal à le faire glisser par l’ouverture de bâbord, enveloppant davantage le mort inconnu. Le moteur hors-bord se détacha et disparut dans les profondeurs.

L’épais linceul grisâtre fut abandonné au milieu du pont, à la vue des curieux du poste de pilotage.

Dans le dos du capitaine apparut une femme en combinaison ocre et rouge arborant des écussons de la Croce Rossa Italiana.

— Que puis-je pour vous, capitaine ?

— Docteure Sanluca. Je voudrais que vous examiniez cet homme.

La docteure enfila des gants jetables, s’agenouilla au-dessus du corps, tâta la carotide et se retourna vers Polarnero.

— Cet homme est mort. Je ne peux plus rien faire pour lui.

— J’ai besoin de savoir comment.

— Désolé, mais je ne suis pas légiste.

— Dites-moi ce que vous pouvez.

À contrecœur, le médecin humanitaire se pencha à nouveau sur le corps. Elle s’intéressa au t-shirt, qui était lacéré. Elle passa un doigt dans une des échancrures et une plaie apparut. Elle déchira le tissu au-dessus de l’abdomen du mort. Le capitaine s’agenouilla à son tour pour mieux voir.

De multiples plaies, aux diverses orientations, aux profondeurs inégales, larges comme une lame de couteau, d’où le sang suintait encore.

Elle tendit des gants en latex au capitaine, qu’il enfila immédiatement.

Son regard ténébreux ne quittait pas l’homme d’une quarantaine d’années étalé devant lui. L’officier en avait vu des morts dans cette partie de la Méditerranée. Des noyés ; des affamés ; des assoiffés. Mais jamais une victime de meurtre.

La docteure voulut retourner le corps inanimé et le capitaine l’aida.

Le dos de la victime portait les mêmes marques d’attaque sur le bas du dos.

Puis deux étranges morceaux blancs, collés sur le haillon noir, attirèrent l’attention. La main du capitaine frôla l’un d’eux, qui se détacha et roula sur le tissu en lambeaux. Un second petit objet scintillant en fut éjecté. Le médecin se saisit du contenant atypique et l’officier ramassa son contenu caractéristique.

Un diamant dans une prothèse dentaire, précisa Sanluca en voyant Polarnero examiner silencieusement le cristal.

La deuxième fausse dent fut ramassée et ils replacèrent le cadavre sur le dos. Les doigts experts s’enfoncèrent dans la bouche encore souple.

Il lui en manque deux. Des molaires, précisa la docteure.

Ses doigts s’éternisèrent entre les mâchoires. Un craquement se produisit. La fouille continua et un autre bris suivit. La main sortit de la bouche, puis, à la face du capitaine, le poing s’ouvrit : deux autres prothèses au cœur de diamant.

Polarnero se saisit de la trouvaille et l’examina de plus près. Cet individu prévoyait de refaire sa vie avec des diamants de conflit. Des diamants de sang.

Le capitaine empocha les pierres précieuses dans son pantalon.

Qu’en pensez-vous ? s’enquit le capitaine en recouvrant le corps des flancs mous du canot.

La cause de la mort est évidente. Tout ce que je peux ajouter, c’est qu’il est mort depuis peu, reprit la docteure en se relevant. Quelques dizaines de minutes.

Soit juste avant qu’une vigie repère le canot à la dérive.

Il se devait d’en savoir plus et arrêter le meurtrier au plus tôt. Il était parmi les rescapés, dans la cambuse.

Sous un ciel qui s’assombrissait de minute en minute et un grain transformé en averse, le capitaine et l’humanitaire regagnèrent l’abri de la coursive.

À peine au sec, ils entendirent des exclamations provenant du niveau inférieur. Ils prirent une échelle pour descendre, captant maintenant des bruits de lutte. En quelques mètres, ils atteignirent la plus grande pièce du bateau et virent deux gardes armés à terre, les rescapés blottis contre les parois, un amas de corps en uniforme enchevêtrés, entravant comme ils le pouvaient une bête humaine enragée et incontrôlable. Sous peu, elle parviendrait à se relever et prendre le dessus sur des militaires entraînés.

Dans le dos du forcené, le capitaine n’hésita pas une seconde pour saisir une dernière opportunité. Il arracha le fusil mitrailleur des mains d’un garde, s’avança vers les lutteurs et asséna un coup de crosse sur la nuque de la brute épaisse déjà debout.

Dans un vacarme grondant, le corps immense s’affala sur le plancher.

Un silence mortifère s’imposa dans la cambuse. Les regards inquiets des naufragés et les mines déconfites des marins se fixèrent sur le capitaine, comme si chacun attendait une remontrance.

L’officier commandant était connu pour être taciturne, mais son visage tendu et ses yeux perçants qui balayaient la pièce amplifiaient cette impression de cerbère.

Que s’est-il passé ici ?

Le sweat de cet homme présente des traces de sang, répondit le second en désignant l’homme inconscient. Je lui ai demandé de me suivre afin de le confiner dans une autre pièce. Mais il a refusé. J’ai ordonné de l’escorter et il est devenu furieux.

Entravez cet homme à la banquette.

Ses subordonnés ne se le firent pas dire deux fois. Ils saisirent le rebelle endormi par les aisselles, le firent s’asseoir et utilisèrent des sangles en plastique pour lier ses chevilles, puis ses poignets. Ils attachèrent enfin l’entrave des poignets à la structure métallique de la banquette.

Soudain, le mari naufragé s’avança vers le capitaine.

— Cet homme n’a fait que nous protéger, chef, dit-il rapidement en français.

Un matelot s’interposa et l’arrêta net.

— Le criminel, c’est l’autre, ajouta le mari.

Le capitaine présenta sa paume à l’homme pour l’inviter à patienter, quand sa femme le rejoignit.

Docteur, je vous laisse avec les migrants. Second, gardez un œil sur cet enragé.

D’un geste de la main, il proposa au couple de le suivre. Il se retourna, sortit de la cambuse, fit quelques pas dans la coursive et ouvrit une porte coulissante qui révéla un bureau, quelques chaises et une armoire basse. Il s’assit derrière l’office et invita le couple à s’asseoir face à lui.

L’épouse se glissa la première vers un siège coincé entre la cloison et le bureau. Son mari s’assit près de la porte.

Le capitaine garda le silence. Ses yeux scrutèrent l’homme, qui devint nerveux, puis détaillèrent la femme, qui chercha la protection conjugale.

— Vous parlez français, osa le mari.

— Oui.

Portée par l’accent italien, la réponse froide du commandant de bord fit frémir l’épouse. Un chuchotement continu sortit de sa bouche. Dans une langue rythmée et incisive, elle exprima son inquiétude. Son époux tenta de la rassurer. Mais cette tentative fut vaine et amplifia son sentiment.

— Vous vouliez me parler du grand homme, interrompit le capitaine.

— Nous venons…

— De Guinée. Vous parlez le français et le peul. Vous fuyez la misère.

L’Africain se tut et blêmit. Puis il vit le regard insistant de son épouse et il déglutit.

— Le grand homme, insista l’officier italien.

— Oui, le grand homme. Il est bon, vous savez, chef. Il nous a protégés contre le criminel.

Le capitaine garda le silence, ce qui fit hésiter le clandestin.

— L’homme qui est mort nous a regardés pendant tout le voyage depuis La Chebba, reprit ce dernier. Il était nerveux. Nous avons eu peur, vous comprenez. Il nous a insultés et accusés de crimes que nous lui aurions fait subir. Mais nous avons gardé le silence et détourné le regard. Nous espérions qu’il nous laisserait ainsi tranquilles. Mais il s’est levé et a craché sa haine alors que nous ne lui avions rien fait.

Le regard indifférent posé sur le narrateur, le capitaine s’enfermait dans le mutisme.

— Et puis il a sorti un couteau de sa poche et s’est approché de nous.

Sa femme étouffa un sanglot.

— C’est là que le grand homme s’est levé et s’est battu avec le fou.

— Et il lui a pris le couteau et l’a poignardé, poursuivit le capitaine.

— Non, chef. Il l’a pris par un bras et mis un coup de poing. Puis le criminel a crié et s’est effondré dans le bateau.

— C’est là qu’on a vu le sang sortir de son maillot, intervint la femme.

Le capitaine la scruta.

— Qui a pris le couteau ?

L’étonnement gagna le couple.

— Il est tombé pendant la lutte, n’est-ce pas ? s’irrita l’officier. Quelqu’un l’a ramassé et a poignardé la victime.

— Je ne sais pas.

— C’est vous ? Parce que vous aviez peur. Ou votre femme ? Pour vous protéger. Tous les deux vous aviez compris qu’il vous prenait pour des Peuls du Sahel.

— Non, chef. Ni moi ni ma femme. Nous n’avons pas vu le couteau tomber. Et le fou n’est pas mort à cause de nous.

Polarnero savait qu’il n’en tirerait pas plus de ces deux nouveaux suspects. Alors il quitta sa chaise.

Le couple comprit que l’interrogatoire était fini, se leva et s’engagea dans la coursive.

D’un geste décidé, le capitaine leur ordonna de marcher vers la cambuse.

À peine entré dans la grande pièce, le couple se réfugia au fond et trouva une place où se blottir l’un contre l’autre.

Près de l’entrée, l’homme fort était réveillé et son regard furetait d’une personne à l’autre, aux aguets. Entravé et lié à la structure métallique de la banquette, il ne pouvait pas de redresser. Ainsi, avec son dos musculeux qui s’arrondissait, son aspect bestial dominait toute autre considération à son égard. Et pourtant le couple le défendait.

Libérez-le de la banquette, ordonna l’officier supérieur à son second.

Vous êtes sûr ?

Le commandant de bord garda le silence et porta à nouveau son regard sur le prisonnier.

Leonemolo sortit un couteau suisse et coupa le cordon de plastique qui reliait l’entrave des poignets à la banquette.

Le suspect se redressa rapidement, tout en restant assis, et défia du regard le capitaine. Il semblait à l’affût d’une menace. Une estafilade zébrait son visage de bas en haut.

Mais Polarnero s’en désintéressa, pour le moment, et se tourna vers les autres naufragés.

Le médecin de la Croix-Rouge italienne s’occupait de la femme au voile coloré. Son visage était toujours masqué par le drapé et son bras gauche restait blotti sous sa poitrine étrangement rebondie.

Elle n’est pas prête, rétorqua le médecin en sentant le capitaine dans son dos.

Polarnero jeta finalement son dévolu sur l’homme chétif.

Il s’était cloîtré dans un coin sur une chaise, à l’écart de tous. Il marmonnait une litanie. Avec dévotion. Ses mains étaient refermées sur un objet.

Parli italiano ? lança le capitaine comme une formalité. Do you speak English ? Parlez-vous français ?

I speak english, balbutia le naufragé. (Je parle anglais.)

Follow me, please. (Suivez-moi, s’il vous plaît).

Le capitaine le conduisit dans sa cabine.

À peine assis, l’individu triturait encore l’objet caché. Il avait gardé ses doigts joints pendant les quelques pas dans la coursive.

Polarnero tendit sa paume ouverte. Le dévot l’examina, puis regarda le marin avec circonspection.

Puis-je voir, s’il vous plaît ? insista le capitaine.

Réticent, le rescapé se replia sur lui-même. Mais Polarnero maintint sa main tendue, ne laissant aucun autre choix que la résignation. Il obtint un morceau de tissu blanc, qu’il déplia pour lui faire retrouver sa forme ronde.

Une kippa.

Être juif n’est pas… facile en Afrique, argumenta le rescapé. Encore plus quand on voyage en clandestin. Il vaut mieux cacher ses croyances. L’homme qui est mort… sur notre bateau… Il criait contre le couple. Je ne parle pas très bien le français, je ne sais pas ce qu’il leur voulait, mais il les haïssait.

Le capitaine contempla la calotte juive, la tritura, la retourna dans tous les sens.

Quand il a voulu les attaquer, c’est là que l’autre, celui que vous avez attaché, s’est interposé.

Le capitaine garda le silence, tout en dévisageant le juif africain.

Ils se sont battus et l’un d’eux a été blessé.

Par qui ? demanda calmement le capitaine.

Je ne sais pas, monsieur.

Soyez honnête ! gronda l’investigateur en se levant. Deux hommes se battent sur un si petit bateau et vous n’avez rien vu ? Vous qui êtes toujours sur vos gardes, de peur d’être agressé par le premier venu, dit-il en le pointant du doigt.

L’homme chétif se recroquevilla et baissa la tête.

Polarnero déposa délicatement la kippa sur le bureau, bien en évidence devant son propriétaire.

Ce dernier se leva à son tour et prit son rappel de l’autorité suprême. Il dirigea sa main vers la poche d’un pantalon trop grand pour lui, mais se ravisa et rangea sa kippa dans l’autre au prix d’un geste peu naturel.

Qu’avez-vous dans votre poche ? interrogea le capitaine.

Ma kippa, que je viens de ranger.

L’autre poche !

Le naufragé porta avec réticence sa main à la poche droite. Il en sortit une arme blanche artisanale, grossièrement fabriquée. Du sang séché sur l’adhésif blanc de la poignée.

Il les haïssait comme un soldat convaincu. Il était entraîné à les haïr, à les tuer. Vous comprenez, monsieur ? Il est normal que j’aie eu peur aussi. Le couteau était devant moi, alors je l’ai ramassé. Je devais pouvoir me défendre.

Vous défendre ou l’attaquer vous aussi ?

L’homme se contenta de baisser la tête. Voilà un suspect de plus.

Le capitaine rangea l’arme bricolée dans un tiroir de son bureau et raccompagna l’immigrant à la cantine.

Près de l’entrée, assis sur la banquette, l’homme fort se tenait droit contre la cloison. Son attitude avait changé. Il retrouvait de la fierté. Mais son regard instable se perdait entre l’attente et la circonspection.

— Lieutenant !

— Oui, capitaine ?

— Libérez ses chevilles.

Le second s’acquitta de la tâche à contrecœur.

Avez-vous fini avec votre patiente, docteure ?

— Ce n’est pas si simple, capitaine.

— Alors amenez-la dans mon bureau.

Alors qu’il parcourait la coursive, des pas légers le suivaient avec lenteur, peu assurés sous l’effet combiné du tangage et du roulis. La tempête était là.

Arrivé au bureau, il resta debout, jetant un œil par le hublot. Des crêtes d’eau frappaient la vitre, confirmant ses craintes. Le retour à Lampedusa serait plus difficile que prévu.

Derrière lui, une chaise grinça. Il se retourna et vit la femme voilée assise. La docteure se tenait dans le cadre de la porte, le sourire aux lèvres.

Le capitaine ne voyait rien d’amusant dans ce qu’il voyait. Encore moins dans ce qu’il savait.

Parli italiano ? Do you speak english ? Parlez-vous français ?

— Elle parle français, capitano, répondit la docteure.

Il s’approcha de la naufragée. Le voile coloré était mal ajusté, comme trop grand pour elle. Plutôt vêtu trop vite, en réalité.

— Montrez-moi votre visage.

Capitano ? s’indigna la docteure.

Mais Sanluca ne fit rien de plus en voyant une main s’ériger.

— Faites-le ou je le fais, intima l’officier de sa grosse voix. C’est vous qui choisissez.

La femme releva le voile, mais elle garda la tête baissée.

— Regardez-moi.

La tête se leva vers le capitaine : un visage juvénile avec des yeux vifs de défiance. Elle devait avoir quatorze ans, quinze maximum. Rien qu’une enfant jetée sur les routes de l’espoir et la mer du désespoir.

Le capitaine porta sa main vers la poitrine rebondie. La fille ne l’en empêcha pas. Délicatement, il tira sur un repli du long tissu coloré. Immobile, saisi de quelques soubresauts nerveux, un bébé émacié se blottissait contre son torse. Il ne devait pas avoir plus de deux semaines.

Polarnero remplaça le drapé sur le nouveau-né.

— Montrez-moi maintenant votre main.

L’adolescente montra sa main droite, celle qui était libre.

— L’autre main. Celle que vous cachez sous votre bébé. Car vous la cachez cette main. Depuis que vous êtes montée à bord, vous n’avez jamais changé de bras pour porter votre bébé, et ce, malgré cette écharpe mal ajustée. Votre bras gauche doit être ankylosé depuis le temps.

— Qu’en savez-vous ? objecta la jeune mère.

— Assez pour savoir quand on se moque de moi, jeune fille. Alors, cette main ?

La réfugiée se tourna vers le médecin, le regard suppliant. Mais la docteure était sidérée. La jeune fille reporta son regard sur le capitaine. La colère remplaçait l’incompréhension.

Le bras droit enserra le bébé et la main gauche se posa sur le bureau.

Toute la main jusqu’au poignet était couverte de sang séché.

— C’était lui le père ? demanda calmement le capitaine, presque empathique.

— Lui ou un autre, quelle différence ça fait ? Quand des monstres comme lui sont venus au village, j’étais l’ennemie. Alors ils se sont amusés avec moi, une simple putain comme toutes les filles qu’ils croisaient. Alors lui, comme tous les autres, méritait ma vengeance. Lui pour tous les autres.

Le capitaine fit un pas dans la coursive avant de reprendre.

— Et les autres passagers ?

— Vous ne comprendrez jamais pourquoi ils l’ont fait aussi.

— Oh si, je comprends. Même les plus innocents deviennent des monstres. Et le grand gars ?

— C’est un crétin. Qu’est-ce qu’il espérait ?

— Le maîtriser et le remettre à la justice !

La jeune fille fut envahie par la honte et son regard se perdit sur le bureau. Elle émit un sanglot.

Le capitaine abandonna la fille-mère entre les soins de la docteure.

De retour dans la cambuse, il alla droit vers le couple.

— Vos mains ? demanda-t-il au mari.

Les conjoints se dévisagèrent.

— Je n’ai pas de temps à perdre, gronda le capitaine.

Des mains charnues se tendirent. La peau immaculée. Des traces brunes sous les ongles.

— Probablement pas le coup de grâce, railla le capitaine.

L’officier d’une cinquantaine d’années avait vu beaucoup de choses durant sa longue carrière de marin. Au point que la lassitude et l’indifférence avaient pris le dessus sur son humanité, pensaient certains. Mais ce soir, l’affliction et la déception emportaient le peu de raison qui lui restait.

Il rebroussa chemin et se planta devant le dernier naufragé à interroger. Le premier suspect.

L’homme fort au visage marqué de cicatrices et de cernes le fixait d’un regard suppliant.

— À nous deux maintenant, murmura le capitaine.

Le forcené se leva calmement. Rapidement, deux matelots l’encadrèrent, mais il ne réagit pas, gardant son attention pour le commandant du bord.

— Allez lui chercher quelque chose de propre, ordonna-t-il au second.

Alors que le lieutenant disparaissait dans la coursive, le capitaine retourna à son bureau pour diriger le dernier interrogatoire.

Chacun prit sa place dans la petite pièce aux parois tôlées, de part et d’autre du bureau. L’investigateur examina le suspect pendant qu’un garde l’obligeait à s’asseoir.

Libérez ses mains, fit une voix sûre et calme. Et laissez-nous.

Le dernier lien fut coupé et les gardes, surpris par les ordres, partirent.

Les deux protagonistes se jaugèrent en silence, comme si cette solitude partagée était nécessaire. Entre les tempêtes qui ravageaient leurs esprits et les bourrasques qui frappaient la coque du navire.

Mais le second officier de bord apparut, faisant frémir le naufragé, et déposa un t-shirt blanc sur le bureau. Voir le prisonnier sans entrave ne lui plaisait pas. Pire, qu’il soit seul avec le capitaine était irresponsable.

Une main autoritaire lui intima de garder le silence. La même invita l’Africain à se vêtir du vêtement propre.

L’homme fort se leva et retira son sweat maculé de sang séché. Il révéla une musculature impressionnante et couverte de scarifications stylisées. Des marques volontaires de guerrier.

Mais surtout le corps avait une peau lisse qui confirmait une des estimations du capitaine. C’était un adolescent, malgré toutes ces traces de guerrier. Dix-sept, dix-huit ans à peine.

Et ses yeux révulsés qui ne savaient où regarder, ce regard furieux sans trace d’innocence était le résultat d’années de prise d’hallucinogènes, de crack ou de colle.

Sans oublier cette réaction surprenante pour un homme aussi fier et fort, quand le second était arrivé par derrière lui. Cela trahissait les traumatismes qu’il avait subis comme enfant-soldat. Tous les types de traumatisme.

Le maillot blanc vint recouvrir un passé de supplices et l’homme se rassit.

— Quand l’aviez-vous reconnu ?

Le jeune « vieux soldat » fut surpris par la question.

— Votre chef de section. Avant ou après être monté à bord du bateau ?

L’enfant-soldat devenu adulte baissa sa tête de honte.

— Avant, répondit Polarnero pour lui-même.

Le capitaine se leva et marcha vers le jeune homme.

— Vous êtes le seul à ne pas avoir participé à cette vengeance collective. Et pourtant, vous étiez celui qui lui en voulait le plus. Personnellement.

Une main se posa délicatement sur l’épaule de l’enfant qui ne l’avait jamais été. Un visage couvert de larmes se redressa.

— La guerre est finie pour toi, mon garçon, fit l’officier indulgent.

Le capitaine s’engagea dans la coursive et laissa le soin au second d’escorter le jeune homme. Le cahot infernal rappela à tous leur présence à bord d’un bateau chahuté.

En s’appuyant sur les cloisons, il fit un détour par la cambuse.

Le médecin humanitaire en avait fini avec les autres naufragés et, quand le dernier interrogé se cala sur la banquette, elle s’intéressa à sa griffure faciale.

Le capitaine détailla chaque réfugié présent. Il se rappellera chaque mobile. Il associa chaque profil à une catégorie criminelle.

Et pourtant…

Il farfouilla dans sa poche et s’approcha du docteur. En équilibre sous l’assaut de la houle, il saisit une main gantée de bleu et affirma sa prise, en fixant la bénévole droit dans les yeux.

Le capitaine au poste de pilotage ! crièrent des haut-parleurs fixés au plafond. Le capitaine au poste de pilotage !

Polarnero disparut dans la coursive. Sans un mot, comme à son habitude.

La docteure ouvrit sa main, curieuse de savoir ce qu’il lui avait donné. Un sourire affectueux traversa son visage, amusée par l’ironie du sort.

Quatre diamants ; quatre foyers ; quatre victimes.

Dans le poste de pilotage baignant sous une lumière rouge, c’était le branle-bas de combat. Deux matelots étaient à la barre, sous les conseils aguerris du lieutenant Leonemolo et les avertissements de quelques vigies. Ils hurlaient pour couvrir le bruit de la pluie cinglant les vitres.

À l’extérieur, la nuit était tombée. Des projecteurs tentaient d’éclairer les alentours du bateau. Les vagues étaient surprenantes de vigueur. La houle frappait la coque à bâbord, quand elle submergeait les ponts par tribord.

De mémoire, le capitaine n’avait jamais vu la Méditerranée aussi démontée, et encore moins à cinq miles nautiques de Lampedusa.

Capitaine ! cria une vigie qui pointait le pont arrière.

Emprisonnée dans la plateforme submergée, la relique d’un crime odieux glissait d’un bord à l’autre au gré des courants.

Lieutenant, avec moi !

— Vous voulez absolument sécuriser ce bateau sous une telle tempête ?

Sans attendre le consentement de son second, Polarnero descendit, prit un ciré, l’enfila et se retrouva sur le pont avant de l’avoir fermé. Il ceintura une ligne de vie accrochée au bastingage et s’avança vers le canot. Le second tenta une approche par l’autre côté.

Ils savaient qu’il suffisait d’utiliser un des cordages noués aux armatures, d’enrouler le canot avec le cadavre, puis d’assurer ce ballot inhabituel.

Ils tinrent chaque côté de la toile de caoutchouc et réussissaient à se tenir debout malgré l’effet ascensionnel de la houle.

Ce canot et le corps de la victime étaient nécessaires pour qu’un juge instruise l’affaire.

Le commandant du navire et son second parvinrent à se dévisager, engageant une discussion sourde.

Tout réclamait de prendre soin de cette preuve à charge.

Quand l’arrière du bateau chuta à nouveau, ils soulevèrent l’épave par-dessus le bord.

Une vague scélérate gifla l’air et avala un passé sanglant.

Dans les limbes de la Méditerranée.

© Dominique Convard de Prolles 2025